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« On est tous un peu Rennaz »

13. juin 2020 | 0 commentaires

Un regard différent sur le naufrage d’un projet futuriste

Comme si souvent, avant qu’il ne sombre dans les difficultés, il y avait une excellente idée à la base du Centre hospitalier de Rennaz, autrement dit « HRC-Rennaz » : élever au niveau d’hôpital de soins aigus les petits établissements en attente de rénovation de l’Hôpital Riviera-Chablais – l’union de l’Hôpital de la Riviera et de son pendant valaisan du Chablais.

Une recette bien connue : transformer plusieurs petits en un grand, un nouveau bâtiment comme garantie de succès, bref, une addition avec un rabais en prime. Et en l’occurrence : Rennaz, accès à l’autoroute, dans un lieu d’équilibre géographique digne du roi Salomon, deux cantons généreux, des prévisionnistes et des constructeurs de renom, des experts confirmés, et une vraie vitrine intercantonale.

Mais là, six mois après une ouverture fort bien médiatisée, c’est la gueule de bois !  Déficit massif, manœuvres financières douteuses, tonnerre politique, et des têtes qui roulent à la direction.

Qu’est-ce qui a donc mal tourné ?  Un projet trop ambitieux ?  Surdimensionné ?  Un aveuglement naïf de l’organe de contrôle, qui voulait à tout prix faire passer un projet de prestige ?  Ou est-ce dû au style bouledogue du directeur, qui a fait fuir le personnel et les médecins ?  Les connaisseurs surenchérissent à coup d’explications définitives, et les journalistes tapent à s’en meurtrir les doigts.

Je n’ai pas la prétention de pouvoir juger précisément ce qui a conduit à ce fiasco: si c’est le nouveau bâtiment, qui repose sur les concepts d’exploitation hospitalière les plus modernes mais qui ne tient pas ses promesses, ou si la forme n’était pas suffisamment adaptée à la fonction et n’a pas apporté l’optimisation et les économies attendues, si les processus n’étaient pas suffisamment courts et directs, si c’est le problème des places de stationnement qui a fait culbuter l’entreprise, si le directeur avait un ton trop dur … whatever !

Ce qui m’intrigue beaucoup, en fait, ce sont les patients qui sont restés à l’écart, qui ne sont pas venus  –  car le déficit à deux chiffres, en millions, est principalement dû à un manque de revenus. On s’est beaucoup réjoui que le bassin de population à soigner vienne se déverser joyeusement dans les chambres de l’HRC-Rennaz, mais on n’a jamais pensé une seconde que cette population qu’on pensait connaître vous ferait la sourde oreille et se déplacerait vers d’autres établissements. Au CHUV. A Sion. Ou vers l’une des nombreuses cliniques privées qui s’alignent sur les rives du Léman comme un collier de perles, car la région n’est pas décrite à tort comme « hyperconcurrentielle ».

Pourquoi les patients ne viennent-ils pas ?  Ou inversement : pourquoi viendraient-ils ?  Vers un hôpital régional ?!  Car c’est là que le « problème Rennaz » devient un problème générique.

L’espèce « hôpital régional » est une espèce particulière. Délicate. Difficile. Alors que les hôpitaux universitaires vivent de leur réputation en matière d’enseignement et de recherche et les hôpitaux privés de leurs superbes bâtiments et de leurs stars médicales, l’hôpital régional vit de ses racines locales. Du « nous », de l’enracinement, de se connaître et de se reconnaître. C’est son unique argument de vente, la raison pour laquelle les gens vont dans « leur » hôpital, même si le même traitement est tout aussi bien disponible ailleurs. Le sentiment d’appartenance, de familiarité. Le réseau invisible mais puissant de relations concrètes, humaines, économiques. Et il n’est pas facile de déménager tout cela.

La gestion d’un hôpital régional est, outre les connaissances et compétences médicales et opérationnelles nécessaires, un travail essentiellement culturel. Il faut connaître les gens, l’économie régionale, les partenaires locaux. Il faut connaître les particularités des habitants et l’ambiance locale, parler la même langue et tirer à la même corde. Vous devez être capable de convaincre les autres professionnels de santé de coopérer et de renoncer à des avantages individuels en faveur d’un intérêt global commun.

Ce travail « culturel » est un travail difficile. C’est cependant la condition indispensable pour pouvoir s’appuyer sur un réseau fiable et partenarial – le fondement de tout hôpital régional; car c’est bien ce réseau qui contribue finalement à définir le fonctionnement de l’hôpital. Et tout comme la forme doit suivre la fonction lors de la construction, la fonction doit suivre la culture dans le fonctionnement : « form follows function, function follows culture ».

Peut-on transformer cinq petits hôpitaux régionaux en un grand ? (Nota bene: si l’on n’a pas le courage de les fermer au profit de structures existantes !)

Question difficile. Une chose est certaine: aussi « clean and lean » que soit un bâtiment hospitalier, ça ne suffit pas. De belles chambres ne remplacent pas la confiance dans les soins, et de beaux lieux de travail ne sont que des facteurs d’hygiène, pas une motivation.

Les patients des hôpitaux régionaux sont plus âgés que la moyenne, ils sont fragiles et polymorbides, et l’hospitalisation n’est qu’une étape, parfois récurrente, dans la biographie de leur maladie. Le « collier de perles » dans lequel s’insère l’hôpital régional est aussi constitué du cadre de soins en amont, en aval et en parallèle. Le personnel et les médecins doivent avoir le sentiment de faire partie de ce collier, de cette chaîne, et être capables d’un esprit d’équipe pour vivre la CIP, même sans savoir ce que signifient ces trois lettres. Et la population doit se sentir en sécurité en sachant que ses problèmes de santé sont reconnus et pris au sérieux dans les murs de l’hôpital, et qu’ils ne sont pas seulement une source de revenu.

On ne peut pas planifier, calculer et bétonner tout cela, on ne peut que le façonner avec soin et respect. C’est un travail minutieux, sans garantie de succès. Il n’existe pas de Service Level Agreement pour le travail culturel. Mais sans ce travail culturel, ça ne marche pas. Alors mieux vaut fermer.

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